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Anna de Noailles romancière : La Nouvelle Espérance (1903)

Dernière mise à jour : 19 janv.

« En des enchaînements rapides elle ressentait la colère et la douleur, une morne indifférence et de montantes angoisses où le mouvement du cœur se précipite, comme une voix qui crie. Elle regardait la gare de verre, voluptueuse, pleine de pas, ouverte sur tout l'horizon, sur toutes les terres et les mers du désir... Des trains partaient, déroulant leur ruban de bruit ; partout des visages empreints de hâte et de projets. Oubli de la mort !... »

Anna de Noailles, La Nouvelle Espérance (1903)


« La Nouvelle Espérance est un livre tel qu'aucune littérature ne peut en posséder, car on a parlé d'Antigone, de Juliette et d'un grand nombre de jeunes filles mais aucune ne nous a communiqué directement la moindre part de ses sentiments. »

Maurice Barrès, lettre à Anna de Noailles, 7 février 1903



Anna de Noailles



La Nouvelle Espérance est le premier des trois romans d'Anna de Noailles. Il parut en mars 1903, deux ans après la publication remarquée du Cœur innombrable (1901), recueil suivi par L'Ombre des jours (1902). La postérité se souviendra surtout d'Anna pour ses poèmes. Ses plus beaux ouvrages portent ces titres : Les Éblouissements (1907), Les Vivants et les Morts (1913), Les Forces éternelles (1920), ou encore L'Honneur de souffrir (1927). Tous sont traversés par les mêmes interrogations et les mêmes tourments ; ainsi les joies et les grandes passions, les louanges exaltées de la nature, l'émerveillement et les voluptés de l'amour, côtoient toujours la mort et la mélancolie, l'angoisse et les douleurs. Et les romans ne font pas exception : La Nouvelle Espérance, histoire tragique d'une existence vouée à la recherche effrénée, perpétuelle et inassouvie de l'amour ; Le Visage émerveillé (1904), récit du coup de foudre malheureux d'une religieuse et d'un jeune homme venu admirer un tableau de la chapelle ; et La Domination (1905), lente chute d'un séducteur, personnage principal étrangement influencé par Maurice Barrès, que son goût des passions destructrices empêche de goûter au véritable amour...

Les romans furent jugés trop semblables les uns aux autres. Dans le Figaro du 19 juin 1905, le critique Marcel Ballot écrira qu'Antoine Arnault, le héros de La Domination, ne lui semble finalement qu'un « travesti » de Sabine de Fontenay et de Sœur Sainte-Sophie, héroïnes de La Nouvelle Espérance et du Visage émerveillé. Il est certain que ces romans, — « trilogie sentimentale », ainsi que la qualifie Marie-Lise Allard (Anna de Noailles : entre prose et poésie, Ed. L'Harmattan, 2013) —, sont chaque fois l’occasion du déchaînement d'un fougueux et exalté lyrisme, caractéristique de l'écriture d'Anna de Noailles. Et cela nuira, certainement, à leur réception critique.


Une note biographique a déjà été consacrée à Anna de Noailles sur Anthologia. Evoquons néanmoins, brièvement, dans quel contexte la poétesse a écrit son premier roman. Anna avait vingt-sept ans en 1903. Elle était mariée depuis 1897 au Comte Mathieu de Noailles, avec qui elle avait eu un fils, Anne-Jules, né en 1900. L'écriture de La Nouvelle Espérance a débuté juste après cette naissance difficile. Si son fils lui donna toujours une grande joie, et sa correspondance en atteste, l'accouchement ébranla la santé d'Anna, et accentua sa dépression, — « neurasthénie », comme il était alors coutume de dire. Le 18 octobre 1900, elle envoie une lettre déchirante à la journaliste et salonnière Augustine Bulteau, dite « Toche », son mentor et sa grande amie : « Maintenant que (...) Mathieu a désormais pour lui ce petit dont l'âme est déjà lumineuse, je crois que le mieux serait pour moi de mourir, car j'ai perdu trop de vie, je le sens bien, (...) pour jamais regagner ce qu'il faut de joie physique et de vigueur pour vivre dignement entre les autres. La force que vous m'aviez donnée s'en est allée au cours des heures violentes, et c'est moins encore mon sang que mon âme que le cher petit m'a emportée ». On comprend, au début de La Nouvelle Espérance, que Sabine de Rozée, épouse Fontenay, l’héroïne du roman, a connu le malheur de perdre son propre enfant à la naissance. Un peu plus tard, dans la troisième partie du récit, se trouve une nouvelle mention du désir de maternité de Sabine, alors qu'elle se remémore un souvenir de jeunesse : « Il faudrait avoir des enfants maintenant, pour jouer devant nous... », dit-elle à son mari Henri de Fontenay, sorte de nouveau Charles Bovary, qui peine à suivre ses caprices (« Le cœur de sa femme lui apparaissait comme le temps, qu'on ne prévoit ni n'empêche. »). Sa réponse, qui aurait été de toutes façons anecdotique et dépourvue d’intérêt, ne sera pas connue du lecteur. Lasse de la perte progressive de ses idéaux, Sabine sait bien qu'elle ne désire pas de nouvel enfant, et qu'elle a formulé cette suggestion comme elle aurait pu dire « je veux voir la mer ». Elle n'attend plus rien d'Henri, plus rien de la vie. Saturée de mélancolie, elle est toute préoccupée d'elle-même, ne vivant que dans et pour le songe, s'abîmant dans ses espérances. Peut-on voir, dans le roman, le cri d'une Anna de Noailles accablée, — par une histoire d'amour trop tiède, un accouchement trop éprouvant, une vie mondaine déjà lassante —, elle qui depuis toujours semble en proie aux humeurs contrastées de l'exaltation et de la tristesse ? Comme son héroïne, « elle vivait dans un emportement léger, dans le sentiment de la vie montante et de l'infini. » Mais,

« quelque chose en elle était si cassé, si rompu en deux, qu'elle pensait avoir le corps brisé aussi, ne plus pouvoir marcher si elle essayait de se lever »...

De toute évidence, Sabine de Fontenay est Anna de Noailles. Une Anna de Noailles plus sombre encore, peut-être, puisqu'elle finit par se donner la mort, désespérée d'amour — Anna, elle, a survécu à ses amants. Mais elle en est, si ce n'est l'autoportrait, du moins le reflet, discret mais saisissant. C'est aussi l'avis du journaliste et historien François Broche, auteur de l'excellent travail biographique Anna de Noailles, Un mystère en pleine lumière (Ed. Robert Laffont, 1989). La Nouvelle Espérance serait bien un « roman autobiographique». Il faut dire que l'on trouve tant de recoupements entre les deux vies, — celle de Sabine, celle d'Anna —, qu'il est difficile de ne pas établir de rapprochements.

Ainsi l'enfance de Sabine, « étonnante enfance mystique et amoureuse, désespérée, sage et violente », ressemble à s'y méprendre à celle de la poétesse. Alors qu’elle était enfant, l'extrême sensibilité et la lucidité peu commune d'Anna, qui montrait précocement les signes d'un caractère aussi passionné que tourmenté, faisaient déjà parler dans le salon familial. Tout comme Sabine, chez qui « la flamme (...) montait des profondeurs du sang, gagnait le cerveau, faisait sur la pensée, sur la raison, danser son rouge incendie. » La gouvernante allemande « nébuleuse et sentimentale » de la petite Sabine ressemble à celle d’Anna et de sa sœur Hélène. D'autres éléments du roman sont empruntés au réel, comme le château des Bruyères de La Nouvelle Espérance, propriété de la belle-mère de Sabine de Fontenay, qui évoque bien sûr le château de Champlâtreux, demeure familiale des Noailles depuis le XIXe siècle — et dans laquelle Anna a passé de si longs séjours à se morfondre... Ici encore, comme Sabine, qui « en avait assez des longues soirées où l'on entendait (...) le vent autour du château, tandis qu'elle, son mari, sa belle-mère, restaient de l'autre côté de la pièce (...) comme de vieilles gens (...). »

Comme son héroïne qui se sent « envahie d'une langueur contente » et passe son temps « étendue sur le divan de soie », Anna est à la fois « active et dolente ». Sujette aux migraines, elle demeurait fréquemment allongée chez elle, des rondelles de citron collées sur son front pour faire passer le mal. Elle recevait dans son lit, traversait des périodes pendant lesquelles, comme son ami Proust, elle ne sortait pas, travaillant, et lisant, et se reposant loin du fracassant Paris dont elle aimait pourtant l'effervescence. Autre amusante similitude, lorsque son ami Pierre remarque que Sabine aime particulièrement le mot

« cœur », et qu'elle répond « Oh oui, n'est-ce pas, c'est le mot charnel et sensible, le mot rond dans lequel il y a du sang », il faut évidemment voir là une pensée propre à Anna de Noailles. Après tout, le nom « cœur » n'est-il pas répété quatre-vingt-sept fois dans son premier recueil (Le Cœur innombrable !) ?

Les comparaisons pourraient s'accumuler, car elles sont nombreuses. Évoquons enfin, simplement, les deux époux ; le « vrai », Mathieu de Noailles, et le fictif, Henri de Fontenay. Il faut nuancer le jugement qui consisterait à penser qu'ils sont le reflet l'un de l'autre. Si Anna a certainement dû s'inspirer quelque peu du caractère taciturne de son mari pour établir le portrait d'Henri, fade et ennuyeux, son couple avec Mathieu était assez uni, du moins pendant leurs premières années communes. Et Mathieu s'est, au cours de leur relation, davantage soucié d'Anna qu'Henri de Sabine... « Ils avaient de longues conversations », confirme François Broche. « De cette union de deux êtres charmants et fortunés émanait une douceur étonnante ; leur entente n'avait pas besoin de se manifester pour rayonner et impressionner ceux qui les approchaient. » Bien sûr, le couple décrit comme « modèle et insolite » n'est pas à l'abri des futurs conflits. Et, assez vite, Anna se sentira frustrée et insatisfaite auprès d'un mari qui peinera de plus en plus à la comprendre. Comme Sabine, elle recherche les passions et les plus vifs emportements ; « elle n'imaginait point, de l'amour, les simples gaietés du juvénile accord, le consentement familial, les longues solitudes permises. » Quant à Anna, François Broche écrit « l'amour l'intéresse bien plus que l'homme (...). Sans doute pressent-elle qu'aucun homme au monde (...) ne lui apportera jamais le délicieux désordre de la passion. »

Mais, au moment où elle travaille à La Nouvelle Espérance, Anna semble éprouver bien plus de tendresse, et surtout, de considération à l'égard de Mathieu, que n'en ressent l'héroïne fictive pour son mari.


Sabine de Fontenay continue-t-elle à être le reflet d'Anna de Noailles jusque dans ses pensées, son discours ? Les observations de Sabine ne sont pas dénuées de causticité, tout comme celles d'Anna, alors connue dans le Tout-Paris mondain pour le piquant de ses remarques. « Puisque vous ne faites rien, n'ayez pas l'air si occupé », lançait Sabine à Philippe, le « dernier amant » du récit. Lors d'un dîner entre amis, alors qu’elle se trouve assise non loin du « premier amant », Jérôme, lui-même placé aux côtés d'une très belle jeune femme, elle « eût donné un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle s'épouvantait de la voir sourire avec sa bouche de rosée tiède et ses dents de cœur d'amande. » Enfin, à la fin du roman, lorsque Philippe évoque sa propre famille, qu'il délaisse pour Sabine, cette dernière, « le visage dur », lâche ces mots cinglants : « qu'est-ce qu'ils ont, de quoi se mêlent-ils ? ». Comment ne pas songer à la jalousie possessive d'Anna de Noailles, qui s'offusque lorsque Maurice Barrès, pour qui elle nourrit entre 1901 et 1923 une très profonde amitié, ne lui écrit pas suffisamment ? Comment ne pas songer à son besoin excessif d'être la cible de tous les regards, à cette obsession d'être remarquée, louée, admirée ? A ce désir d'être « seule entre toutes », comme Sabine, qui s' « était habituée à ce qu'on dît autour d'elle : « Vous, madame, qui n'êtes pas comme les autres » » ? Comment ne pas voir en Sabine la Anna de Noailles qui aurait déclaré à Mathieu, au cours d'un dîner, « tu sais, mon vieux, gagne de l'argent, car je ne veux plus te payer tes voyages ! » (anecdote rapportée par Léon Daudet dans sa correspondance à Augustine Bulteau) ? Ou celle qui écrit à Toche, le 2 mars 1903, que Mme de Ségur a « le visage taillé par un pédicure dans un pied-bot » ?

Oui, comment ne pas penser tout de suite à la plaisamment impitoyable Anna ! qui, en public, occupe tout l'espace, et ne laisse jamais personne placer une parole... Enfin, lorsqu'elle fait dire à son héroïne, « ce sont vraiment les deux choses qu'ont méritées les âmes comme la mienne : la tendresse et la mort... », ne se parle-t-elle pas à elle-même, elle qui est aussi effrayée qu'obsédée par la mort, elle qui, en même temps, ne vit que pour l'amour et les élans du cœur ?


Henri de Fontenay restera symboliquement présent dans un coin du récit, tout au long des trois parties du roman. Quand tout change autour de lui, il demeure, éternellement, ce personnage figé, que rien ne trouble, alors que le monde intime de sa femme, — qui est, elle, perpétuellement bouleversée et fluctuante —, s'écroule à chaque instant. Sabine s'est épuisée à force de « nouvelles espérances ». On finit par la prendre en pitié, dans la dernière partie du roman ; elle déraisonne ouvertement, se jette à corps et à cœur perdus dans son ultime histoire d'amour. « Elle (...) était dégoûtée de toute la vie », « elle soupirait, « je voudrais mourir ! » comme si c'était plus simple ». Une troisième partie plus violente, presque sadique, dans laquelle Sabine n’est pas exempte d’une certaine perversité ; « Cassez-moi le bras, qu'est-ce que cela fait, j'ai toujours eu envie qu'on me fît mal... » dit-elle à Philippe. Un peu plus loin, elle se « jette contre lui, comme contre un mur où elle eût voulu se tuer. » Sabine « boit le vertige », « laisse tomber la vie comme un manteau défait ». Et, bientôt, les quêtes désespérées cesseront tout à fait. La mort, depuis le début, n'aura jamais été très loin…


Anna de Noailles est poète avant d'être prosateur. Son talent est presque exclusivement guidé par son exceptionnelle sensibilité, et lorsqu'on lui reproche de manquer de rigueur dans la forme romanesque, elle ne s'en offusque pas. Elle s'est essayée par plaisir à la prose dès 1900, avec l'écriture de La Nouvelle Espérance, et n'a jamais prétendu vouloir proposer autre chose que des récits fourmillant d’idées et d’exaltation, — fondés, on l'a vu, sur ses plus intimes impressions. Assez paradoxalement, lorsque l'on connaît sa condition et son milieu, elle est indépendante d'esprit, refuse les conventions (« règles et bons usages l'irritent », ou encore, « Anna s'était toujours méfiée des carcans, même lorsqu'ils étaient affublés du nom souvent trompeur de « règles », écrit François Broche), et elle n’affectionne pas les poses intellectuelles, telle Sabine qui ne « s'attarde pas à réfléchir ». « Au fond, je lis assez peu et sans aucune méthode. J'ouvre un livre et je vois tout de suite s'il est ou s'il n'est pas pour moi » confiera Anna au journaliste Roger Valbelle. Les citations qu'elle place en épigraphe de ses ouvrages sont d'ailleurs très souvent approximatives. Elle a « plus de génie que de talent », diront certains. C'est une sentimentale, — sa grande intelligence lui vient, une fois encore, surtout de la force de sa sensibilité... Alors, l'enchaînement de ses phrases est parfois maladroit. Les brusques changements de comportement de ses personnages, qui passent parfois d'une idée à une autre, d'un sentiment à l'autre, sans que l'on assiste au cheminement de leur pensée, peuvent surprendre. Mais Anna ne veut pas s'ennuyer dans sa propre œuvre ; elle n'écrit que ce qui l'intéresse, que ce qui lui « frappe le cœur » ! « En écrivant un roman », glisse-t-elle au journaliste Paul Acker, dans une mémorable interview pour L'Écho de Paris (1er avril 1903), « je ne poursuis que l'exactitude de l'émotion ». Le défi est relevé, et bien relevé. Barrès lui écrira la fameuse phrase « on a parlé d'Antigone, de Juliette et d'un grand nombre de jeunes filles mais aucune ne nous a communiqué directement la moindre part de ses sentiments », dans une lettre du 7 février 1903. De son côté, Yvonne de Romain, dans Semeurs d'idées (1909), écrit que le roman lui a confirmé qu' « il faut être femme pour comprendre une femme »…


Voilà l'essentiel intérêt du roman ; l'exactitude des ressentis et des impressions, le tout sublimé par une prose poétique très personnelle, surchargée de comparaisons, de symboles, d'allégories diverses. Les évocations sensibles de La Nouvelle Espérance sont si frappantes, l'écriture est si recherchée et si exquise, que la prose sonne comme de la poésie et les phrases comme des vers, — ou comme de délicats aphorismes (« L'aurore d'été, prise dans les rideaux de perse gommée », « il n'est point d'amour pour les hommes quand la terre est glacée »...). Anna de Noailles fait parler la nature, véritable personnage d'arrière-plan, et les objets s'animent sous nos yeux comme dans un petit théâtre magique. Elle prête des émotions, des humeurs, des couleurs, des sons à tout, fait converser la moindre chose en apparence inanimée. Autant d'impressions originales, uniques, qui bercent le rythme de l'histoire et absolvent instantanément d’éventuelles maladresses dans la construction d’ensemble. Une fois encore, l'une des forces de La Nouvelle Espérance est de témoigner, au même titre que la poésie d’Anna, d’une véritable hyperesthésie des sens. Le feuillage des noyers est « amer », la lune d'été a une « tristesse exaltée », l'air glacé semble « souffrir, comme portant en soi de l'oppression, une fêlure », l'automne est une « poire savoureuse » et la terre d'automne est « fine et serrée comme la pâte douce des gâteaux »... Parfums, sensations, visions et perceptions sont ainsi décuplés, et chaque mot en devient palpable, embaumé, évocateur. L'odeur du dehors est une odeur « de nuit et de brouillard, à laquelle la cheminée mêlait un goût de cendre chaude », le « grand silence de l'air »rend sensible « la pulsation du temps », Paris est « attendri de brume bleue », l'air de la chambre « tremble », la musique « trébuche », les arômes « fuient et pleurent », les étoffes de soie sont « molles et éraillées » !

Malgré cela, La Nouvelle Espérance eut un succès très relatif, même si l'influente Augustine Bulteau avait prédit une vente de quinze mille exemplaires. Et les avis sont mitigés, bien que la principale critique que l'on ait pu lui faire porte, on l'a vu, sur la construction du roman. Dans le Gil Blas du 6 avril 1903, Léon Blum trouve ainsi le récit « sans perspective », la composition « hésitante ». Il évoque aussi une « grammaire » parfois incertaine. Pourtant, l'œuvre est « inattendue », « exceptionnelle », « entièrement originale de forme et d'accent ». Même avis du côté de Charles Maurras, pour qui le roman est conçu « n'importe comment ». Mais La Nouvelle Espérance est aussi pour lui ce « nouveau Werther qui nous ressuscite à la lettre les sentiments de la génération de René et de celle d'Adolphe » (L’Avenir de l’Intelligence, « La Comtesse de Noailles » (1905)).

Le critique Adolphe Brisson, dans un très long article qu'il donne aux Annales politiques et littéraires du 17 septembre 1905, dissèque avec cruauté les romans de Mme de Noailles, dont il trouve les héroïnes décidément perverses. Elles ne sont que des « hystériques », « très distinguées », peut-être, mais de bien mauvais modèles pour « les jeunes femmes (...) qui s'ennuient et se croient incomprises ». Il poursuit ainsi sur plusieurs pages, et le propos n'est pas toujours nuancé, — c'est pourtant précisément ce qu'il reproche à Noailles, ce manque de nuance. « Je ne crois pas qu'il existe, en littérature, d'ouvrages plus malsains », « ils distillent du poison », poursuit-il, sans oublier de rejoindre là aussi, sur ce point, les autres avis : le « fil conducteur » de l'histoire « n'est pas sûr » et Anna « tâtonne ». Avant de conclure qu'elle devrait s'efforcer vers la « simplicité », et s'abstenir des « inutiles complexités et des perversités maladives »... On peut citer aussi Léon Daudet, qui ne fut pas tendre non plus avec La Nouvelle Espérance. Dans une lettre à Augustine Bulteau, il juge le roman « vide, élégant et amorphe », « décidément stupide ». Pourtant, il eut, un temps, beaucoup de sympathie pour celle qu'il appelait « Mme Fifi »De la sympathie, et peut-être même un petit soupçon d'autre chose, — sentiment jamais partagé par Anna, qui lui préférait son frère, le fragile Lucien Daudet.


« D'être discutée comme romancière ne pouvait qu'encourager Mme de Noailles à s'imposer » estime Jean Larnac dans son ouvrage Comtesse de Noailles, sa vie, son œuvre (1931). Cet avis est assez proche de l'idée couramment répandue selon laquelle Anna de Noailles serait détachée des critiques. Cela semble vrai ; la contestation va même parfois jusqu'à la galvaniser. Et, lorsqu'elle se défend, elle se défend assez mal. Les interviews qu'elle donne sont mal perçues par un public qu'elle fascine, mais agace aussi bien souvent…

Dans un petit encart des Nouvelles littéraires du 6 mai 1933, une semaine après la mort d'Anna de Noailles, Roger Martin du Gard se désole que l'on n'ait pas davantage évoqué ce talent de romancière, si souvent contesté. « Je suis un peu irrité (...) de voir que, si tous les critiques célèbrent à juste titre la poétesse, aucun ne semble se souvenir de la romancière. (...) La Nouvelle Espérance (...), c'est un livre que j'ai relu bien des fois, que je connais dans ses détails, et que je tiens mordicus pour un des rares chefs-d’œuvre du roman contemporain. » Et, d'ajouter, « La comtesse de Noailles était un romancier doué du don de vie. (...) Si votre journal pouvait faire enfin à La Nouvelle Espérance cette grande place qui lui est due, je crois que ce serait (...) réparer une flagrante injustice. »

Proust sera toujours resté son plus grand soutien, son admirateur le plus dévoué. Comme Anna, il verse volontiers dans l'hyperbole, en particulier lorsqu'il s'agit de vanter les nombreux mérites de la Comtesse, qu'il admire tant. Il est toujours ébloui par son génie, et encense même La Domination (1905), avant-dernier roman d'Anna, — sans doute le moins bon, et le plus ouvertement critiqué, mais qui, pour Proust, est « une merveilleuse planète conquise à la contemplation des hommes » (lettre du 19 juin 1905). Anna le remercie chaque fois vivement. Heureuse et flattée de cette amitié, elle finit par ne plus donner de crédit qu'aux éloges de Proust, qu'elle lui dit relire régulièrement (lettre du 20 juin 1905).


Peu considérés, souvent moqués, les romans d'Anna de Noailles, bien que réédités aujourd’hui, sont largement oubliés dans le paysage littéraire et, à tout le moins, considérés comme mineurs dans l'œuvre de la poétesse. Pourtant, il n’a peut-être jamais existé d’écriture semblable… La Nouvelle Espérance est un bijou oublié, sans doute un peu rouillé, mais qui mérite d’être chéri comme un trésor dont on est seul à connaître la valeur.


La Nouvelle Espérance, envoi d'Anna de Noailles au poète Fernand Gregh

Exemplaire personnel



Egalement à lire à propos d'Anna de Noailles, sur Anthologia :

- Anna de Noailles, l'exaltation et la mélancolie – Correspondance

- Anna de Noailles, chroniqueuse pour Vogue – "Les dîners en ville"


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Citations et passages choisis

La Nouvelle Espérance



Première partie


« (...) Il lui semblait que ce qui s'éprouvait faiblement n'était rien, et que, quoiqu'elle ne se sentît ni malheureuse ni désirante d'autre chose, sa vie monotone et mince lui apparaissait seulement comme un moment lucide du sommeil, comme le versant luisant de la nuit. »


« Il y a des heures que je trouve tout à fait bonnes, vers le soir surtout, avec les lampes, quand j'ai le sentiment que rien ne va bouger autour de nous ; seulement, je ne sais pas très bien pourquoi on vit ; toi, tu sais pourquoi ? »

« Madame de Fontenay pensait à cela, que l'amour n'est point pour les pauvres en hiver, mais pour ceux-là seuls qui, pouvant vivre, ont ce goût de mourir de délire et d'ardeur... »


« Elle aimait la sensation de la demeure retrouvée, la paix des chambres contre lesquelles tremblaient les bruits faibles et distants de la rue. »


« A la fois active et dolente, Sabine passait son temps là, s'asseyant, se relevant, ouvrant et fermant les livres, souvent étendue sur le divan de soie, se sentant envahie d'une langueur contente où entrait de l'insensibilité fine et vivante, une volupté de respirer l'heure plane et paisible, et un peu de la peur de mourir. »


« Sabine goûtait les plaisirs de l'air, des jeux ; elle éprouvait, avec un coeur affermi, qu'un plus robuste sentiment de la vie diminuait en elle la langueur et la mélancolie qui avaient accablé son enfance, l'avaient retenue oppressée devant les violets du crépuscule, l'odeur molle des pétunias, le vent de l'automne dans les cheminées, le brusque cri de l'hirondelle. »


« Ah ! se disait Sabine, la musique, la musique, l'homme et la femme si misérables, l'amour si impossible, tout si triste et si bas autour d'eux, et la musique qui leur fait en rêve ces corps de lumière, ces bouches de larmes et de suavité, ces regards plus déchiffrés et plus adhérents que les mains autour des cous renversés... Mon Dieu ! pensait-elle, comme cela fait mal et pourquoi toujours cette vague attente du baiser ?... Peut-être l'amour n'est-il que la grande pitié qu'éprouvent l'un pour l'autre ceux à qui la musique, et la poésie, et toute la beauté donnent une telle détresse... »

« - Dieu sait ce qu'ils font en ce moment, les hommes, s'exclama-t-elle. Ils aiment le restaurant, ça les amuse, ces plaisirs-là, comme c'est drôle ! On mange plus tranquillement chez soi, et on n'y frôle pas toute la vie des autres. J'aime mieux, — continua-t-elle en s'enfonçant dans ses coussins avec un geste de se protéger et de ne penser qu'à soi, — j'aime mieux ne pas savoir qu'il y a des autres. »


« C'est curieux, les êtres deviennent tout de suite un peu chers dès qu'on a voulu quelque chose pour eux, touché à ce qui est leur vie. »


« Quand on n'a pas la force, vois-tu, on désapprend tout, même la bonté, et c'est cela qui est si terrible... »


« - (...) Faut-il aimer un homme et qu'il vous aime ?

- Mais c'est tout le désir, tout l'espoir, à ton âge, répondit Sabine en s'animant, et, quand il n'y a plus cela, quand vient la vieillesse, on s'en va de la vie lorsqu'on a du courage, parce que c'est fini... »


« Tandis que son mari fumait, buvait lentement la liqueur et le café, elle s'accoudait aux terrasses. La fraîcheur de l'ombre lui tombait sur les épaules. L'heure de la nuit qui ulule et se lamente l'accablait, au creux de son âme, d'un bonheur misérable. »


« Sabine (...) aspirait, les yeux fermés, avec une folie triste, l'odeur épandue dans le château : odeur de parquets, de dalles polies et glissantes, de sièges rigides, de coffres à bois et de tapisseries. Le grand silence de l'air rendait sensible la pulsation lente du temps. »


« Sa nature la vouait aux soucis domestiques et aux tourments des relations mondaines. Belle autrefois, elle le demeurait encore à cinquante ans. Ayant vécu sans y penser et vieillissant de même, elle avait été heureuse et vertueuse par négligence. Sa bonté facile n'était pas certaine ; elle avait l'esprit distrait et vif. La sympathie l'étonnait, elle ne sentait pas l'hostilité. Elle n'avait pas de piété, mais l'émotion, qui la visitait rarement, la reportait aussitôt à l'idée de Dieu, et les beaux couchers du soleil ou telle page de Chateaubriand lui semblaient propres à expliquer la Création selon la Bible. »


« Et tandis que Marie parlait, madame de Fontenay absorbait, la tête courbée, ce vertige errant du naissant été, qui, comme le vent fait aux plantes pelucheuses, lui prenait l'âme, l'éparpillait en désirs et en nostalgie effilés. »


« Elle regardait le ciel éteint, et les hirondelles, passant sans bouger les ailes, posées de travers, comme une barque qui tangue... Elle rêvait à tout ce qu'elle avait attendu de la vie et qui n'était pas.

Pourtant, puisqu'il y avait ce ciel doux et rose, cette tiédeur à goût d'acacia, cette nervosité de la terre attendrie, l'amour et le bonheur aussi étaient nécessaires et possibles. Non point l'amour faible et souffrant qu'elle éprouvait pour Henri, mais le miracle d'amour inévitable, qui eût mené vers elle, en cet instant, des bords de l'ombre, un inconnu (...). »

« C'était ce qui agaçait le plus Sabine, quand elle y pensait, cette manière que ce garçon avait de ne point distinguer le plaisir de l'ennui, la valeur de la médiocrité. Par une sorte de vanité sèche et stoïque, ce qu'il faisait lui semblait comporter par cela même assez d'intérêt et d'agrément. Sabine pensait que le superficiel le constituait en totalité : la politesse lui tenait lieu de coeur et de savoir-vivre d'héroïsme. Il eût risqué sa vie aisément pour un sujet ordinaire. La qualité du but ne l'intéressait pas. »


« Comme on est heureux, disait Sabine, d'avoir tout ce goût du futile, de ne pas aimer que l'essentiel dans la vie ! »


« - (...) Ils ne pleurent et ne crient que ce qui est décent de pleurer et de crier.

- Il y a là, reprit Jérôme, une certaine élégance...

- Oui, dit Sabine, mais qui est moins de la contrainte qu'une pauvreté naturelle. »


« Il disait, avec une allégresse enfantine :

- Le soir est beau, le vent tourne un peu.

Il ne pensait pas que les mouvements de la nature pussent être autrement que vivifiants et sains aux hommes raisonnables. »

« Et